Les tribulations d’un instituteur à Eurre,
peu après le coup d’état de 1851
sur communication de monsieur Georges PETIT du récit concernant son ancêtre Fabien DIDIER, instituteur à Eurre dans une période difficile pour la commune, puisque vécue peu après les évènements des insurgés de 1851.
Fabien DIDIER est né en 1827 dans un petit village du Diois, Chamaloc. Après avoir suivi les cours de l’Ecole Normale de Grenoble, il est instituteur à Saint-Agnan-en-Vercors, puis nommé à Eurre en 1852. A cette époque une partie du traitement des instituteurs dépendait du nombre d’élèves fréquentant effectivement l’école…
« … Je partis de Saint Agnan le 6 février 1852 et ouvris ma classe à Eurre le 9. On m’avait nommé là pour remplacer M. VINET, excellent instituteur qui, au coup d’état de décembre 1851 fut enfermé à la Tour de Crest, et plus tard condamné à dix ans de bannissement en Algérie, pour sa participation comme chef politique d’Eurre et des communes environnantes à la résistance contre le nouvel ordre des choses.
L’école était donc fermée depuis deux mois. Le jour de mon arrivée, qui se trouvait un dimanche, bon nombre de pères de famille vinrent me voir à l’hôtel ARCULIER où j’avais pris une chambre provisoirement. Tous me témoignèrent beaucoup de sympathie, tout en déclarant formellement, qu’attachés à M. VINET, et reconnaissants des services qu’il leur avait rendus, ils lui voulaient témoigner leur estime en refusant catégoriquement de reconnaître tout autre instituteur, et qu’en conséquence ils préféraient garder leurs enfants chez eux ou les envoyer en classe dans les communes voisines, plutôt que de me les confier à moi, tant que je remplacerait M. VINET.Ils espéraient ainsi, disaient-ils, forcer l’administration à capituler et à leur rendre l’instituteur de leur choix. En vain je leur fis remarquer que j’étais loin d’avoir demandé le poste d’Eurre, mais qu’au contraire je ne venais l’occuper qu’à mon corps défendant. Ils le comprenaient très bien, aussi s’excusaient-ils, en très bons termes, d’une résistance qu’ils feraient à tout autre aussi bien qu’à moi, qu ‘en définitive cette résistance était une question de principe et non une question de personne.
Néanmoins et malgré tout, je dus ouvrir ma classe. Le premier jour, il me vint 23 élèves, sur les 75 que comptait l’école le jour où mon prédécesseur fut incarcéré à la Tour de Crest et je n’en eu pas davantage jusqu’aux vacances. Tous les autres enfants furent envoyés à Allex ou à Montoison ou au pensionnat BOUVIER de Crest. Aussi au lieu d’un traitement de 900 F. assuré que j’avais à Saint Agnan, y compris le secrétariat de la mairie, je fus réduit à un traitement dérisoire qui n’atteignait pas 500 F. ! et j’avais déjà 3 enfants ! Quelle rude épreuve ! Quelles furent tristes les réflexions auxquelles je dus me livrer en face de la situation de disgrâce dans laquelle je venais d’être jeté si soudainement ! »
Le maire d’Eurre, M. BARRET, tenait à assurer son secrétariat lui-même, ce qui privait Fabien DIDIER des ressources d’une fonction qui était très souvent confiée à l’instituteur… Il ne lui restait plus qu’à déployer au mieux ses qualités de pédagogue pour essayer de convaincre les parents d’envoyer à nouveau leurs enfants à l’école d’Eurre.
« C’est ainsi que ces six premiers mois passés à Eurre ont été peut-être les mois où j’ai le plus travaillé de ma vie. (…) Les vacances terminées, je rouvris ma classe avec l’intention bien arrêtée de travailler de manière à vaincre mais non à mourir. Le premier jour, outre mes 23 fidèles, il me rentre huit élèves nouveaux qui avaient fréquenté les «écoles de Crest et de Montoison pendant les six premiers mois de ma présence à Eurre. Je leur demandai avec quels camarades ils travaillaient précédemment. Selon leurs indications, ils furent placés dans les divisions respectives. Puis je fis faire diverses compositions pour procéder au classement des places. Ces devoirs terminés, je les recueillis pour en faire la correction.
A première vue, je compris que pour ne pas éveiller la susceptibilité des nouveaux élèves, ils serait prudent de confier cette correction aux élèves eux-mêmes sans distinction d’anciens et de nouveaux. Le travail fut laborieux, seulement il prouva clairement que les enfants qui avaient fréquenté d’autres écoles, ne pouvaient pas suivre les autres. Ces derniers en jubilaient. A midi, je courus faire part de ces résultats à un ami qui me portait beaucoup d’intérêt.
- gardez vous, me dit-il, de dire quoi que ce soit de ce qui arrive, vos élèves fidèles parleront assez .
En effet, ce fut comme une traînée de poudre, le soir, dans chaque famille. Ces jeunes enfants criaient tout haut que ceux de leurs camarades qui étaient allés au dehors ne pourraient plus suivre avec ceux qui étaient restés à l’école d’Eurre. Le lendemain, ce fut au tour des mamans et des papas à redire la même chose, si bien qu’au bout de huit jours ma classe fut au complet puisque même les deux fils de M. VINET m’étaient revenus. Si ce résultat fut ma première satisfaction, il fut aussi pour moi un fort encouragement pour mieux faire encore. Je me mis au travail avec une nouvelle ferveur. »
Fabien DIDIER
Extraits des notes sur sa vie, écrites de sa main aux environ de 1889
Resté à Eurre de 1852 à 1854, par délibération du conseil municipal, Fabien DIDIER du instruire gratuitement 8 élèves nécessiteux dans l’année 1853/1854. A la rentrée de 1854, il est remplacé par l’instituteur Hyppolite RAMBAUD, âgé de 36 ans.